Au revoir, Abel
Même s’il donnera encore deux cours l’an prochain, et que cela fera bientôt une année complète que «Monsieur Rosebud» a délégué ses responsabilités de Président de Master, l’Assemblée Générale du 2 juillet 2014 restera gravée dans les mémoires comme la date de son départ à la retraite.
Son départ a coïncidé avec le départ a la retraite de trois autres de nos professeurs: Messieurs Paul Delmotte, Léon Vivier et Jean-Mathieu Lochten. ?
Pour les étudiants anciens et actuels, les futurs, les absents, voici le discours qu'Abel Carlier a prononcé à cette occasion.
“Dans un milieu où les egos sont souvent hors normes, quelque fois même surgonflés - je parle aussi du mien- il faut parfois, comme dans 'Alice au pays des merveilles', rapetisser pour avoir juste la bonne taille pour pouvoir franchir LA porte, et accéder au PASSAGE dans lequel s'est engouffré le personnage du lapin blanc, maître du temps des récits possibles...
Les récits, le phénomène de la narration et particulièrement les modes de narration cinématographiques ont questionné toute mon existence. Parce que très vite et grâce à mon père qui était si économe en mot mais qui racontait si bien, je me suis rendu compte, comme l'a formulé Christian METZ plus tard 'que le réel ne raconte rien et que pour qu'il existe, il faut que QUELQU'UN le raconte et en le narrant, lui donne un sens...'
' Mais alors, dit Alice, si le monde n'a absolument aucun sens, même si la vie n'a pas de sens, qui nous empêche d'en inventer un?'
Elle a raison Alice: le sens ne surgit pas des objets et situations hétéroclites qui, comme dans le monde de Lewis Carrol, flottent et entourent nos enfances successives. Le sens surgit de celui qui parle, qui raconte, qui dialogue, même dans les situations les plus improbables (et dieu si j'en ai vécues ici).
La narration est une activité exclusivement humaine qui au moment où nous la produisons crée le concept de passé et d'avenir, fait exister l'autre, initie l'activité mémorielle et critique. Elle pose ainsi les bases de l'Education et de l'enseignement, les bases de toutes les civilisations: la communication, la transmission, l'innovation.
C'est ce que nous faisons dans cette école. Nous racontons des histoires qui essayent de mettre un peu d'ordre dans l'univers et qui suscitent le désir d'en être acteur, avec compétence, intelligence, sensibilité et bonne distance. Nous le faisons dans la tension permanente entre les deux pôles qui font société, le 'socio-économique 'en mutation perpétuelle qui nous confine de plus en plus à des rôles de notaires et l'Education et la culture en recherche qui donne un vrai sens à notre manière d'administrer. La question relative à la priorité d'un de ces deux pôles sur l'autre est déjà dépassée. Le monde en réseau a déjà répondu: ils sont intriqués désormais, l'un à l'autre et l'Académie n'est plus la seule à avoir la main sur les savoirs. Mais si les technologies d'aujourd'hui nous ont attribué des qualités autrefois réservées aux dieux: l'ubiquité, la permanence, la simultanéité, l'immédiateté, n'oublions pas que nous restons des hommes et des femmes soumis au temps, le temps qui nous est imparti, le temps de notre récit.
Après le temps des récits, le temps des 'merci'.
Je remercie cette institution pour les cadeaux qu'elle m'a fait. C'est grâce à elle que j'ai croisé des personnalités exceptionnelles. Elles ont contribué à me construire et à développer mon enseignement en général, mes activités plus spécifiques au sein de la section ASCEP et de la création du Master en Education aux médias. Par ailleurs, et ce n'est pas le moindre, c'est ici aussi que j'ai été socialement aimé et quelque fois détesté... On ne peut pas plaire à tout le monde...
Mais surtout: Merci aux milliers d'étudiants qui sont passés devant moi durant toutes ces années et qui ont bien voulu me suivre dans mes découvertes et dans mes analyses. Ils m'ont donné confiance dans la force et l'intelligence de la jeunesse. Je souhaite de tout mon coeur qu'ils ne trahissent jamais ni cette force, ni cette intelligence, ni cette jeunesse et qu'ils cultivent, créent et enseignent à leur tour les récits, réalisations, recherches qui font sens.
Trop d'images dans l'univers médiatique? Non! Pas assez d'images ni de sons qui signifient! Pas assez d'images ni de sons qui décodent, qui stimulent, qui dénoncent, qui plaident et trop qui endorment, qui distraient, trop qui façonnent l'oubli et la destruction de la mémoire. Merci à tous, chers étudiants, pour la force que vous m'avez donnée, merci à tous d'avoir accepté de voir de vieux chefs d'oeuvre et de plus récents, fondateurs de toutes ces manières de raconter qui humanisent notre imaginaire, merci à tous de s'être risqué aussi avec moi à l'expérience d'autres registres de narration qui bousculent nos fictions personnelles et nous emmènent dans une autre dimension du réel. Merci. Merci d'avoir, ensemble, appris à voir et écouter. C'était un vrai bonheur. Un vrai.
Bonne route à tous!
N.B.Une formule interactive de mes nouveaux cours seront diffusés en ligne sous forme de 'Moocs' et sur un blog à partir de 2015. Un cycle de conférences sur l'usage de la métaphore et la métonymie filmique dans le cinéma contemporain, dans les nouveaux médias et leurs effets de transformation sur la perception sera aussi organisé prochainement.'
Abel Carlier
Citations
- Christian METZ, Essais sur la signification au cinéma, Paris, Klincksiek, 1968 et 1973 et Chr. METZ, 'Le signifiant imaginaire', id, 1977.?
- Lewis CARROL,' Alice's Adventures in Wonderland' et 'Alice au pays des merveilles', Macmillan and Co, 1865 et 1867.